Quelques textes spirituels de Fénelon

Le Gnostique de saint Clément.

Le Gnostique [1] est un opuscule de Fénelon du plus grand intérêt parce qu’il exprime avec bonheur ce que Fénelon entend par amour pur, hors de tout sentiment et ressenti. Il traduit également l’esprit qui animait le cercle quiétiste à l’époque des rencontres d’Issy, et le désir - largement partagé, il existait également à Port-Royal - de remonter aux véritables sources chrétiennes, par l’intermédiaire de saint Clément, le plus ancien des Pères.

De nombreux thèmes sont repris par Fénelon et madame Guyon : les enfants, notion fondamentale chez Clément signifient jeunesse, nouveauté et non infantilisme ; le christianisme n'est pas une pure espérance mais implique une certaine participation à la vie divine ; la bonté et l'amour de Dieu créateur sont soulignés et il vaut mieux imiter Jésus plutôt que d'être crucifié avec lui ; le thème de la  divinisation est bien présent.

CHAPITRE III De la vraie Gnose. (170)

 ... Je dis que c'est l'amour qui fait le comble de la gnose. Ce n'est pas que le simple juste n'ait l'amour à un certain degré ; mais l'amour pur, l'amour qui absorbe toutes les autres vertus en lui, est l'essence de la gnose parfaite. Je vais expliquer ceci dans toutes ces parties et le prouver par les paroles de notre auteur....  Je dois donc montrer : 1° que la gnose n'est point le simple état du fidèle ; 2° qu'elle consiste dans la contemplation et dans la charité ; 3° que c'est une contemplation et une charité habituelle et fixe ; 4° que c'est une charité pure et désintéressée....

[181] Vous voyez toujours une sorte de charité pure et permanente, qui surpasse la foi et même l'espérance, qui fait le caractère de la gnose, et qui la met infiniment au-dessus de la foi simple, animée par un amour intéressé pour la récompense telle qu'elle est dans le commun des justes. Vous voyez que la gnose, si on pouvait la séparer du salut, serait préférable au salut même, pour une âme généreuse et gnostique, qui n'a point d'autre motif, en aimant Dieu, que l'amour de Dieu même. Voilà saint Clément qui fait ces suppositions impossibles et ces précisions métaphysiques que les savants modernes regardent, dans les mystiques, comme des raffinements ridicules et des nouveautés inventées par des cerveaux creux. Les voilà dans les mêmes termes. C'est que l'amour pur est de tous les temps ; et que l'amour pur, dans la délicatesse infinie de sa jalousie, va jusqu'au dernier raffinement. ...

Mais reprenons les paroles de notre auteur [Strom. IV, 22, 137] : « Celui qui est parfait, dit-il, fait le bien, mais ce n'est point à cause de son utilité. Quand il a jugé qu'il est bon de faire une chose, il s'y porte sans relâche, non en négligeant ceci et en faisant cela ; mais, étant établi dans l'habitude de faire le bien sans discontinuer, non à cause de la gloire que les philosophes appellent bonne renommée, ni pour la récompense qui vient des hommes ou de Dieu, il rend sa vie parfaite selon l'image et la ressemblance du Seigneur. » Saint Clément conclut, en cet endroit [Strom. IV, 22, 138], que celui qui est véritablement bon, et établi dans cette habitude, imite la nature du bien, c'est-à-dire « qu'il se communique et qu'il n'agit que selon sa nature, sans autre pente que celle de bien faire ».

Le gnostique, dit saint Clément [Strom. VI, 9, 73], « demeure dans une même situation et immuable, aimant gnostiquement. » ... Mais cette contemplation est-elle une espèce d'extase, empêche t-elle les occupations communes de la vie ? Tout au contraire, c'est une union habituelle avec Dieu, qui anime l'homme et qui facilite toutes les fonctions de la vie où la Providence nous met.

Écoutez saint Clément [Strom. VII, 7, 35]: « ce n'est point dans un lieu marqué, dans un temple choisi, ni en un certain jour de fête marqué, mais c'est pendant toute la vie, et en tout lieu, soit que le gnostique soit seul, soit qu'il se trouve avec plusieurs fidèles, qu'il honore Dieu. C'est-à-dire qu'il lui rend grâce de l'avoir établi dans la gnose. » Il ajoute encore que « le gnostique est toujours avec Dieu sans interruption ». « Toute notre vie, dit-il encore, étant un jour de fête ; persuadés que Dieu est présent partout, nous labourons en le louant, nous naviguons en chantant ses louanges. » Il prie, dit encore ce Père [Strom. VII, 7, 19], « en tous lieux et cela ne paraîtra pas à plusieurs ; il prie en se promenant, en conversant, en se reposant, en lisant, en faisant des choses raisonnables ; il prie en toutes manières » ; c'est-à-dire, quelque chose qu'il fasse.

Toutes ces expressions marquent clairement une contemplation habituelle ; sans actes réfléchis et distincts ; sans effort ni contention d'esprit, sans extase ni lumière particulière ; les différentes pensées n'y entrant point, comme l'assure notre auteur, et les images en étant exclues. C'est une contemplation d'état permanent et fixe, que nulle occupation extérieure n'interrompt, qui est du cœur, et non pas de l'esprit ; de l'amour, et non pas du raisonnement. ...

Voilà cet, amour d'abandon, duquel on fait un crime aux mystiques. Ils n'entendent, par abandon total, qu'un amour qui n'est borné à aucune épreuve. Au reste, le mot de spirituel est, dans ce langage, plus fort et plus remarquable que dans le nôtre. Car, selon le langage de saint Paul [par ex. I Cor. 2, 15 ; Gal. 6, 1], il veut dire inspiré par l'esprit de Dieu ; au lieu que parmi nous, d'ordinaire, il signifie seulement un homme éclairé sur les choses qui regardent les vertus. Vous voyez que c'est par un amour sans bornes et sans réserve qu'on devient l'homme spirituel, « et qu'on est fait une même chose avec l'esprit de Dieu ». ... 

Voulez-vous savoir encore comment le gnostique prie ! ... Nous l'avons déjà dit, et je le répète, n'attendez pas des actes variés. Son genre de prière est  « l'action de grâce pour le passé, le présent et le futur comme déjà présent par la foi » [Strom. VII, 12, 69]. Mais cette action de grâces comment se fait-elle ? Cette apparente multitude d'actes se réduit à se « complaire simplement dans tout ce qui arrive » [Strom. VII, 7, 45].

 [212] Ainsi ce qui est exprimé, d'une manière active et multipliée, se réduit à une disposition simple et passive. Mais rien ne nous montrera davantage la véritable pensée de saint Clément qu'une objection qu'il se fait à lui-même : « Toute union, dit-il [Strom. VI, 9, 73], avec les choses belles et excellentes se fait par désir ; comment donc peut demeurer dans l'apathie celui qui désire ce qui est beau ? » Voici sa réponse : « Ceux qui parlent ainsi ne connaissent pas ce qu'il y a de divin dans l'amour ; car l'amour n'est plus le désir de celui qui aime, mais une ferme conjonction qui établit le gnostique dans l'unité de foi. Il n'a plus besoin ni temps, ni de lieu. Celui qui est ainsi par l'amour dans les choses où il doit être, ayant reçu son espérance par la gnose, ne souhaite plus rien, puisqu'il a autant qu'il est possible ce qui est désirable. »

CHAPITRE XI : Le gnostique est déifié. [217]

Quand on entend dire aux mystiques qu'après les épreuves et la mort intérieure, l'âme est transformée, en sorte qu'elle est déiforme, cet état divinisé ou déifié parait une chimère à tous les docteurs spéculatifs. Ce n'est pourtant pas une invention moderne : saint Clément, Cassien et saint Denys ne nous permettent pas de le croire. « Celui, dit, saint Clément, qui obéit au Seigneur, qui suit l'inspiration et la prophétie donnée par Lui, devient parfaitement, selon l'image du Maître, « un Dieu conversant dans la chair » [Strom. VII, 16, 101]. « Le gnostique, dit-il ailleurs, est donc déjà divin et saint, portant Dieu et étant porté de Dieu » [Strom. VII, 13, 82]. ... « Celui, dit-il encore ailleurs, qui abandonne sa vie à la vérité devient en quelque manière dieu, d'homme qu'il était » [Strom. VII,16, 95]. « Le Verbe, dit-il ailleurs, scelle dans le gnostique une parfaite contemplation selon sa propre image, en sorte que le gnostique est une troisième image divine, semblable autant qu'il est possible, à la seconde cause et à la véritable vie par laquelle nous vivons véritablement » [Strom. VII, 3,16]. Ces passages sont si formels, et les expressions en sont si étonnantes, qu'ils n'ont besoin d'aucun commentaire, pour en sentir la force. On n'a qu'à se représenter toujours combien on serait scandalisé d'un mystique de notre temps qui oserait parler ainsi. ...

[222] Que si on me presse de dire, en philosophe, mes conjectures, j'avouerais que je ne vois nulle distinction réelle entre l'âme et ses trois puissances. Je ne suis pas même persuadé que le fond de la substance de l'âme soit autre chose que penser et vouloir. Dès que j'ôte penser et vouloir, je ne conçois plus rien qui reste.[2]. Une union, qui se fait par contemplation amoureuse ne peut se faire que par pensée et volonté. ...

En veut-on un exemple ?... Je donne celui d'un homme, autant livré par l'habitude que par la nature à son amour-propre. Il s'aime toujours, sans actes formels ni réfléchis ... il ne se met jamais dans cet amour, mais il s'y trouve toujours actuellement, foncièrement [223] et invariablement établi, toutes les fois qu'il veut s'observer [3]. Il ne pense pas toujours à soi-même ... Les pensées et les affaires qui l'occupent sont des distractions, si on les considère par rapport aux actes excités et réfléchis ; puisque, dans ce temps-là, il cesse de penser formellement et distinctement à lui-même. ... Ces apparentes distractions ne peuvent distraire l'âme ; au contraire, elles sont la pratique de l'attention unique de l'âme à elle-même ; car elle rapporte tout à son intérêt et à son plaisir, dans les affaires et dans les amusements.

Changez seulement les noms ; et dites du gnostique, ou de l'homme passif, touchant l'amour de Dieu, tout ce que je viens de dire de l'homme livré à son amour-propre. Vous n'aurez plus de peine à entendre cette union substantielle, immédiate et permanente, où les formalités des actes excités et réfléchis, ni les pratiques méthodiques ne sont plus d'usage. ...

[232] Le gnostique, dit encore saint Clément, « devenu à Dieu, se crée et se forme lui-même ; et il forme aussi ceux qui l'écoutent » [Strom. VII, 3, 13]. Voilà le gnostique qui n'a point besoin d'être conduit, et qui conduit les autres. Voilà les auditeurs du gnostique bien marqués ; il les instruit, et sa parole met en eux l’ornement de la perfection. Saint Clément ajoute des expressions si étonnantes qu'on ne pourrait les croire, si on ne les lisait. « Le gnostique, dit-il, supplée à l'absence des apôtres; vivant avec droiture, connaissant exactement ; et, dans ceux qui lui sont proches, transportant les montagnes de son prochain et aplanissant les inégalités de leurs âmes » [Strom. VII, 12, 77]. On n'en peut plus douter, voilà le gnostique, qui, sans aucun caractère marqué, enseigne, dirige et perfectionne les âmes, avec une autorité apostolique : portant tout sur lui, comme saint Paul, et étant rempli d'une vertu efficace et miraculeuse, pour la sanctification des âmes. Dieu le fait ainsi, pour suppléer à l'absence des apôtres, laquelle doit durer jusqu'à la consommation des siècles ; ce qui suppose sûrement que Dieu donnera des gnostiques, dans tous les siècles, jusqu'à la fin. 

Mais voici une chose bien remarquable, et qui doit être prise comme une clé générale des Stromates. Le même saint Clément, qui nous assure tant de fois que le gnostique est dans une union inamissible, imperturbable, inaltérable et qu'après avoir consommé toute purification, il est entré dans l'apathie de Dieu, et qu'il ne peut plus être tenté, ni avilir besoin de vertu ; le même Père, dis-je, nous assure que le gnostique « a des tentations » ; il ajoute aussitôt : « non pour sa purification, mais pour l'utilité de son prochain » [Strom  VII, 12, 76]. Voilà le gnostique tenté comme Jésus-Christ, pour autrui. La tentation ne vient pas de son fonds, qui est dans une paix imperturbable ; elle vient d'une impulsion étrangère, c'est ce que semble exprimer cette expression. ... C'est l'esprit de Dieu qui le mène pour être tenté, c'est un mystère de grâces. Ce qu'il a éprouvé autrefois pour lui-même, il l'éprouve de nouveau pour les enfants que Dieu donne selon la foi. Il souffre les douleurs de l'enfantement, comme l'apôtre. ... Ainsi quand saint Clément parle de la tradition des apôtres, touchant la gnose, il parle avec la plus grande autorité qu'on puisse trouver sur la terre, après celle des apôtres. Même, il touche à leur temps ; il dit que ses maîtres ont appris de Pierre, de Jacques, de Jean et de Paul. ...

[255] Il est suffisant à lui-même. Enfin il ne désire rien, même pour sa persévérance ; car lorsqu'on est entré dans le divin de l'amour, l'amour parfait n'est plus un désir, mais une union ou unité fixée et tranquille.

Cette lumière est stable. C'est une égale stabilité de l'esprit ; on n'en peut jamais être arraché. C'est une vertu qui ne se peut perdre ; le gnostique en cet état est dans sa disposition propre et naturelle ; il a l'être même de la bonté. Il est toujours immuable dans ce que la justice demande. L'affliction ne peut pas non plus le troubler, que le feu détruire un diamant. Sa contemplation est infuse et passive ; car elle attire le gnostique, comme l'aimant attire le fer, ou comme l'ancre, le vaisseau ; elle le contraint, elle le violente, pour être bon ; il ne l'est plus par choix, mais par nécessité. La sagesse se contemple elle-même en lui ; c'est dans la volonté du Seigneur qu'il connait la volonté du Seigneur ; et par l'esprit divin qu'il entre dans les profondeurs de l'esprit.

Il est inspiré, prophète, mais prophète par le pur amour, qui lui rend l'avenir présent ; car c'est l'onction qui lui enseigne tout ; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être ni entendu, ni compris. Nul chrétien pathique et mercenaire, quand même il serait docteur, ne peut le comprendre, et encore moins le juger. Au contraire, c'est à lui à juger quels sont les fidèles dignes de son instruction sur la gnose. Il est dans l'état apostolique, et suppléant à l'absence des apôtres, non seulement, il enseigne, à ses disciples, les profondeurs des Écritures, mais encore, il transporte les montagnes et aplanit les vallées dans l'âme du prochain. Il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères. Enfin il est bien heureux, suffisant à lui-nlême, déiforme ou Dieu sur la terre ; vivant dans la chair, comme sans chair, arrivé à l'âge de l'homme parfait et hors du pèlerinage.

Œuvres spirituelles.

Le pur amour n’est que dans la seule volonté.

On veut être une espèce de divinité au-dessus des passions … Il n’y a point de milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes.

Sans l’amour de Dieu tout est vide … la mesure d’aimer Dieu est de l’aimer sans mesure [4].

Fénelon est un merveilleux moraliste au niveau profond de la vie spirituelle et mystique, donc s’attaquant à une couche moins fréquemment vécue et donc moins appréciée que celle où excellent La Rochefoucauld, Pascal, La Bruyère [5]. Le champ couvert par ses Œuvres spirituelles demeure unique, d’une finesse psychologique inconnue auparavant dans la littérature mystique car spécifique du siècle de Racine, et d’une expérience toujours actuelle.

Ce champ spirituel couvre 17% du choix équilibré opéré par J. Le Brun dans les volumes Œuvres I et II  de la bibliothèque de la Pléiade [6]. Il est lui-même noyé dans une pluralité de formes dépendant des circonstances, constituant un maquis d’éditions incontrôlées, de lettres et de manuscrits inachevés, qui ne fut exploré et mis en valeur que récemment [7] : Fénelon paye ici le prix d’une conformité voulue, à l’image de son inspiratrice, aux besoins tels qu’il les discernait, laissant une grande place aux controverses. Sa plume fertile se refusa de faire un tri - ou n’en eut jamais le temps, sinon peut-être pour les seuls écrits spirituels. Ses abondants écrits religieux et philosophiques (26%) ont par ailleurs vieillis, et, plus encore, ceux destinés à l’éducation du Prince et des filles (35%, dont le Télémaque qui enchanta le XVIIIe siècle), ceux de nature politique ou de pure circonstance (14%).

Les deux seuls écrits importants de par leur volume et intention publiés du vivant de Fénelon en dehors des mandements ou des écrits de controverses ou de circonstances sont la Démonstration de l’existence de Dieu…, 1712, les Sentiments de piété, 1713 : ils constituent les deux volets produits par un archevêque soucieux de ses chrétiens fidèles.[8].

Puis succède, peu après la mort de l’archevêque le 7 janvier 1715, l’édition de 1718 qui a le mérite de sortir les écrits spirituels du fatras des écrits de circonstance. « L’on ne saurait dire s’il eut réellement part aux éditions de ses œuvres spirituelles » déclare Cognet [9]. Nous pensons que c’est  probable, dans l’intention de laisser un « testament » aux disciples groupés autour de lui et de madame Guyon, qui les appelait « notre père » et « notre mère » [10]. Cette édition comporte un volume d’opuscules - souvent issus de lettres comme c’est le cas des Discours de Mme Guyon, publiés en 1716, mise en ordre et réalisée également un an avant sa mort, ce qui nous laisse penser à un « plan concerté » entre eux deux de publications - suivis d’entretiens, méditations, réflexions, ainsi qu’un second volume de lettres. Le second volume fait découvrir l’auteur mystique, caché par l’abondance d’une immense correspondance et d’écrits de controverses. « C’est seulement dans sa correspondance que ses idées pouvaient trouver leur expression »[11]. Nous pensons donc qu’il faut partir de ce « noyau » tout en ayant recours au travail critique réalisé exemplairement par J. Le Brun [12].

Cognet évoque deux limites que l’on rencontrerait chez Fénelon : « une paralysie de la sensibilité », ainsi que l’absence du « problème radical qui atteint la valeur même de l’homme et de l’être. L’inquiétude pascalienne n’est point son fait : le christianisme fut en lui possession tranquille » [13]. Probablement ces deux limites sont secondaires pour l’expression de la vie mystique qui ne dépend ni de la sensibilité ni de l’inquiétude : la sensibilité est transformée (par laminage puis renaissance), la croyance laisse place à une  foi vécue au sein de l’obscurité (nous préférons obscurité à nuit compte tenu de l’usage immodéré de ce dernier terme).

J. Le Brun reproduit la majorité des écrits spirituels - il met en valeur le seul desengaño [14] - qui reste à compléter par le trésor de la Correspondance grâce tout particulièrement à l’édition de 1717, tome second. Nous présentons la mystique chez Fénelon à partir  de ces deux sources :

Lettres et opuscules spirituels, 1983 & Divers sentiments chrétiens… (vol. 1 de 1718) :

µ choix ! Concluez, Madame, que, pour faire tout ce que Dieu veut, il y a bien peu à faire en un certain sens. Il est vrai qu'il y a prodigieusement à faire, parce qu'il ne faut jamais rien réserver, ni résister un seul moment à cet amour jaloux, qui va poursuivant toujours sans relâche, dans les derniers replis de l'âme, jusques aux moindres attachements propres, jusques aux moindres attachements dont il n'est pas lui-même l'auteur. Mais aussi, d'un autre côté, ce n'est point la multitude des vues ni des pratiques dures, ce n'est point la gêne et la contention qui font le véritable avancement. Au contraire, il n'est question que de ne rien vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d'aller gaiement au jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. Ô qu'on est heureux en cet état, et que le coeur est rassasié, lors même qu'il paraît vide de tout ! [VI Sur la dissipation et la tristesse (probablement à Mme de Chevreuse) 573, 85]

Quand on est ainsi prêt à tout, c'est dans le fond de l'abîme que l'on commence à prendre pied[15] ; on est aussi tranquille sur le passé que sur l'avenir. On sup­pose de soi tout le pis qu'on en peut supposer; mais on se jette aveuglément dans les bras de Dieu ; on s'oublie, on se perd ; et c'est la plus parfaite pénitence que cet oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu'à se renoncer pour s'occuper de Dieu. Cet oubli est le martyre de l'amour-propre ; on aime­rait cent fois mieux se contredire, se condamner, se tourmenter le corps et l'esprit, que de s'oublier. Cet oubli est un anéantissement de l'amour-propre, où il ne trouve aucune ressource. Alors le cœur s'élargit ; on est soulagé en se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s'accablait ; on est étonné de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu'il fallait une contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche ; au contraire, on aperçoit qu'il y a peu à faire ; [Id. 577, 94]

Qui vous tendra la main pour sortir du bourbier ? Sera-ce vous ? Hé ! c'est vous-même qui vous y êtes enfoncé, et qui ne pouvez en sortir. De plus, ce bour­bier c'est vous-même ; tout le fond de votre mal est de ne pouvoir sortir de vous. Espérez-vous d'en sortir en vous entretenant toujours avec vous-même, et en nourrissant votre sensibilité par la vue de vos fai­blesses ? Vous ne faites que vous attendrir sur vous-­même par tous vos retours. Mais le moindre regard de Dieu calmerait bien mieux votre coeur troublé par cette occupation de vous-même. Sa présence opère toujours la sortie de soi-même, et c'est ce qu'il vous faut. Sortez donc de vous-même, et vous serez en paix. Mais comment en sortir ? Il ne faut que se tour­ner doucement du côté de Dieu, et en former peu à peu l'habitude par la fidélité à y revenir toutes les fois qu'on s'aperçoit de sa distraction. Pour la tristesse naturelle qui vient de la mélancolie, elle ne vient que des corps ; [Id. 578, 96]

Il est donc vrai que nous sommes sans cesse inspi­rés, et que nous ne vivons de la vie de la grâce qu'au­tant que nous avons cette inspiration intérieure. Mais, mon Dieu, peu de chrétiens la sentent ; car il y en a bien peu qui ne l'anéantissent par leur dissipation volontaire ou par leur résistance. Cette inspiration ne doit point nous persuader que nous soyons semblables aux prophètes. L'inspiration des prophètes était pleine de certitude pour les choses que Dieu leur découvrait ou leur commandait de faire; c'était un mouvement extraordinaire, ou pour révéler les choses futures, ou pour faire des miracles, ou pour agir avec toute l'autorité divine. Ici, tout au contraire, l'inspi­ration est sans lumière, sans certitude ; elle se borne à nous insinuer l'obéissance, la patience, la douceur, l’humilité … Ce n’est point un mouvement divin pour prédire, pour changer les lois de la nature, et pour commander aux hommes de la part de Dieu … elle n’a par elle-même, si l’imagination des homme n’y ajoute rien, aucun piège de présomption ni d’illusion. [X De la parole intérieure (à Mme de Maintenon) 591-592, 109]

On est contristé et découragé quand le goût sensible et quand les grâces aperçues échappent ; en un mot, c'est presque toujours de soi et non de Dieu qu'il est ques­tion. / De là vient que toutes les vertus aperçues ont besoin d'être purifiées, parce qu'elles nourrissent la vie naturelle en nous. La nature corrompue se fait un aliment très subtil des grâces les plus contraires à la nature; l'amour-propre se nourrit, non seulement d'austérités et d'humiliations, non seulement d'orai­son fervente et de renoncement à soi, mais encore de l'abandon le plus pur et des sacrifices les plus extrêmes. C'est un soutien infini que de penser qu'on n'est plus soutenu de rien, et qu'on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s'abandonner fidèle­ment et sans réserve. Pour consommer le sacrifice de purification en nous des dons de Dieu, il faut donc achever de détruire l'holocauste, il faut tout perdre, même l'abandon aperçu par lequel on se voyait livré ­à sa perte.

On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte de tous ses dons, et dans ce réel sacrifice de tout soi-même, après avoir perdu toute ressource inté­rieure. La jalousie infinie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre amour-propre le met, pour ainsi dire, dans cette nécessité, parce que nous ne nous perdons totalement en Dieu, que quand tout le reste nous manques. C'est comme un homme qui tombe dans un abîme; il n'achève de s'y laisser aller qu'après que tous les appuis du bord lui échappent des mains. L'amour-propre, que Dieu précipite, se prend dans son désespoir à toutes les ombres de grâce, comme un homme qui se noie se prend à toutes les ronces qu'il trouve en tombant dans l'eau. / Il faut donc bien comprendre la nécessité de cette soustraction qui se fait peu à peu en nous de tous les dons divins. Il n'y a pas un seul don, si éminent qu'il soit, qui, après avoir été un moyen d'avancement, ne devienne d'ordinaire pour la suite un piège et un obs­tacle par les retours de propriété qui salissent l'âme. De là vient que Dieu ôte ce qu'il avait donné. Mais il ne l'ôte pas pour en priver toujours ; il l'ôte pour le mieux donner, et pour le tendre sans l'impureté de cette appropriation maligne que nous en faisons sans nous en apercevoir. La perte du don sert à en ôter la propriété; et, la propriété étant ôtée, le don est rendu au centuple. Alors le don n'est plus don de Dieu; il est Dieu même à l'âme. Ce n'est plus don de Dieu, car on ne le regarde plus comme quelque chose de distingué de lui et que l'âme peut posséder ; c'est Dieu lui seul immédiatement qu'on regarde, et qui, sans être possédé par l'âme, la possède selon tous ses bons plaisirs. [XI Nécessité de la purification de l’âme par rapport aux dons de Dieu… (à Mme de Maintenon) 605-606, 171-172]

Le pur amour n'est que dans la seule volonté[16] ; ainsi ce n'est point un amour de sentiment, car l'ima­gination n'y a aucune part ; c'est un amour qui aime sans sentir, comme la pure foi croit sans voir. Il ne faut pas craindre que cet amour soit imaginaire, car rien ne l'est moins que la volonté détachée de toute imagination. Plus les opérations sont purement intel­lectuelles et spirituelles, plus elles ont, non seulement la réalité, mais encore la perfection que Dieu demande : l'opération en est donc plus parfaite ; en même temps la foi s'y exerce, et l'humilité s'y conserve. [XII Sur la prière (à Mme de Maintenon) 610, 44]

Il n'y a point de pénitence plus amère que cet état de pure foi sans soutien sensible ; d'où je conclus que c'est la pénitence la plus effective, la plus crucifiante, et la plus exempte de toute illusion. Étrange tenta­tion ! On cherche impatiemment la consolation sen­sible par la crainte de n'être pas assez pénitent ! Hé ! que ne prend-on pour pénitence le renoncement à la consolation qu'on est si tenté de chercher ? Enfin il faut se ressouvenir de Jésus-Christ, que son Père abandonna sur la croix; Dieu retira tout sentiment et toute réflexion pour se cacher à Jésus-Christ; ce fut le dernier coup de la main de Dieu qui frappait l'homme de douleur ; voilà ce qui consomma le sacrifice. Il ne faut jamais tant s'abandonner à Dieu que quand il nous abandonne. [XII Sur la prière 612, 47]

Il n'y a point de milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mêmes, nous n'avons point d'autre dieu que ce moi dont j'ai tant parlé ; si au contraire nous rappor­tons tout à Dieu, nous sommes dans l'ordre ; et alors, ne nous regardant plus que comme les autres créa­tures, sans intérêt propre et par la seule vue d'ac­complir la volonté de Dieu, nous entrons dans ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre. [XIII Sur le renoncement à soi-même (à Mme de Maintenon) 615, 63]

Chacun porte au fond de son coeur un amas d'ordure, qui ferait mourir de honte si Dieu nous en montrait tout le poison et toute l'horreur ; l'amour-propre serait dans un supplice insupportable. Je ne parle pas ici de ceux qui ont le cceur gangrené par des vices énormes ; je parle des âmes qui parais­sent droites et pures. On verrait une folle vanité qui n'ose se découvrir, et qui demeure toute honteuse dans les derniers replis du cœur. … Laissons donc faire Dieu, et contentons-nous d'être fidèles à la lumière du moment présent. Elle apporte avec elle tout ce qu'il nous faut pour nous préparer à la lumière du moment qui suit ; et cet enchaînement de grâces, qui entrent, comme les anneaux d'une chaîne, les unes dans les autres, nous prépare insen­siblement aux sacrifices éloignés dont nous n'avons pas même la vue. [XIV Sur le détachement de soi-même (à Mme de Maintenon) 627, 77]

Les découragements inté­rieurs nous font aller plus vite que tout le reste, dans la voie de la foi, pourvu qu'ils ne nous arrêtent point, et que la lâcheté involontaire de l'âme ne la livre point à cette tristesse qui s'empare, comme par force, de tout l'intérieur. [XX De la tristesse (à Mme de Maintenon ?) 648, 87]

Nous sommes-nous faits nous-mêmes ? Sommes-nous à Dieu ou à nous ? Nous a-t-il faits pour nous ou pour lui ? A qui nous devons-nous ? Est-ce pour notre béatitude propre ou pour sa gloire que Dieu nous a créés ? Si c'est pour sa gloire, il faut donc nous conformer à l'ordre essentielle de notre création, il faut vouloir sa gloire plus que notre béa­titude, en sorte que nous rapportions toute notre béatitude à sa propre gloire. [XXIII Sur le pur amour (dissertation, à partir de 1697) 658, 251]

Ce n'est pas que l'homme qui aime sans intérêt n'aime la récompense; il l'aime en tant qu'elle est Dieu même, et non en tant qu'elle est son intérêt propre ; il la veut parce que Dieu veut qu'il la veuille ; c'est l'ordre, et non pas son intérêt qu'il y cherche ; il s'aime, mais il ne s'aime que pour l'amour de Dieu, comme un étranger, et pour aimer ce que Dieu fait. [Id. 659, 253]

Je suppose que je vais mourir; il ne me reste plus qu'un seul moment à vivre, qui doit être suivi d'une extinction entière et éternelle. Ce moment, à quoi l'emploierai-je ? je conjure mon lecteur de me répondre dans la plus exacte précision. Dans ce der­nier instant, me dispenserai-je d'aimer Dieu, faute de pouvoir le regarder comme une récompense ? Renon­cerai-je à lui dès qu'il ne sera plus béatifiant pour moi ? Abandonnerai-je la fin essentielle de ma création ? Dieu, en m'excluant de la bienheureuse éternité, qu'il ne me devait pas, a-t-il pu se dépouiller de ce qu'il se doit essentiellement à lui-même ? [Id. 662, 257]

Platon fait dire à Socrate, dans son Festin[17], « qu'il y a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dans celui qui est aimé. » Voilà toute la délicatesse de l'amour le plus pur. Celui qui est aimé, et qui veut l'être, est occupé de soi; celui qui aime sans songer à être aimé, a ce que l'amour renferme de plus divin, je veux dire le transport, l'oubli de soi, le désintéresse­ment. « Le beau, dit ce philosophe, ne consiste en aucune des choses particulières, telles que les animaux, la terre ou le ciel... mais le beau est lui-même par lui­même, étant toujours uniforme avec soi. Toutes les autres choses belles participent de ce beau, en sorte que si elles naissent ou périssent, elles ne lui ôtent et ne lui ajoutent rien, et qu'il n'en souffre aucune perte; si donc quelqu'un s'élève dans la bonne amitié, il commence à voir le beau, il touche presque au terme[18]. » / Il est aisé de voir que Platon parle d'un amour du beau en lui-même, sans aucun retour d'intérêt. C'est ce beau universel qui enlève le cceur, et qui fait oublier toute beauté particulière. Ce philosophe assure, dans le même dialogue, que l'amour divinise l'homme, qu'il l'inspire, qu'il le transporte. [Id. 667, 265]

Pourquoi aime-t-on mieux voir les dons de Dieu en soi qu'en autrui, si ce n'est par attachement à soi ? quiconque aime mieux les voir en soi que dans les autres, s'affligera aussi de les voir dans les autres plus parfaits qu'en soi; et voilà la jalousie. Que faut-il donc faire ? Il faut se réjouir de ce que Dieu fait sa volonté en nous, et y règne, non pour notre bonheur, ni pour notre perfection en tant qu'elle est la nôtre, mais pour le bon plaisir de Dieu et pour sa pure gloire.

Remarquez là-dessus deux choses . l'une, que tout ceci n'est point une subtilité creuse, car Dieu, qui veut dépouiller l'âme pour la perfectionner et la poursuivre sans relâche jusqu'au plus pur amour, la fait passer réellement par ces épreuves d'elle-même, et ne la laisse point en repos jusqu'à ce qu'il ait ôté à son amour tout retour et appui en soi. [­XXIV L’amour désintéressé… 671, 274]

Cette vie de lumières et de goûts sensibles, quand on s'y attache jusqu'à s'y borner, est un piège très dangereux. / 1. Quiconque n'a d'autre appui quittera l'oraison, et avec l'oraison Dieu même, dès que cette source de plaisir tarira. Vous savez que sainte Thérèse disait qu'un grand nombre d'âmes quittaient l'oraison quand l'oraison commençait à être véritable. …/ 2. De l’attachement aux goûts sensibles naissent toutes les illusions. [XXV Que la voie de la foi nue et de la pure charité est meilleure et plus sûre… 674-675, 201-202]

C'est pourquoi il faut moins compter sur une fer­veur sensible et sur certaines mesures de sagesse que l'on prend avec soi-même pour sa perfection, que sur une simplicité, une petitesse, un renoncement à tout mouvement propre et une souplesse parfaite pour se laisser aller à toutes les impressions de la grâce. Tout le reste, en établissant des vertus éclatantes, ne ferait que nous inspirer secrètement plus de confiance en nos propres efforts. [XXVII De la confiance en Dieu 688, 103]

C'est donc, ô mon Dieu, ne vous point connaître que de vous regarder hors de nous, comme un être tout-puissant qui donne des lois à toute la nature, et qui a fait tout ce que nous voyons. C'est ne connaître encore qu'une partie de ce que vous êtes ; c'est ignorer ce qu'il y a de plus merveilleux et de plus touchant pour vos créatures raisonnables. Ce qui m'enlève et qui m'attendrit, c'est que vous êtes le Dieu de mon coeur[19]. Vous y faites tout ce qu'il vous plaît. Quand je suis bon, c'est vous qui me rendez tel ; non seule­ment vous tournez mon coeur comme il vous plaît, mais encore vous me donnez un cour selon le vôtre. C'est vous qui vous aimez vous-même en moi; c'est vous qui animez mon âme, comme mon âme anime mon corps ; vous m'êtes plus présent et plus intime que je ne le suis à moi-même. Ce moi, auquel je suis si sensible et que j'ai tant aimé, me doit être étranger en comparaison de vous : c'est vous qui me l'avez donné ; sans vous il ne serait rien. Voilà pourquoi vous voulez que je vous aime plus que lui. [XXXII De la nécessité de connaître et d’aimer Dieu 701, 11]

Autres textes non repris de 1983 :

Exercices de piété... L'excellent prière n'est autre chose que l'amour de Dieu. ... Le coeur ne demande que par ses désirs. Prier, est donc désirer ; mais désirer ce que Dieu veut que nous désirions.... [(1-2)] L'amour caché au fond de l'âme prie sans relâche, alors même que l'esprit ne peut être dans une actuelle attention. Dieu ne cesse de regarder dans cette âme le désir qu'il y forme lui-même, et dont elle ne s'aperçoit pas toujours. [(3)]

C'est une fausse humilité, que de se croire indigne des bontés de Dieu, et de n'oser les attendre avec confiance ... Mais Dieu n'a besoin de rien trouver en nous : il n'y peut jamais trouver que ce qu'il y a mis lui-même par sa grâce. [40]

Presque tout ceux qui songent à servir Dieu, n'y songent que pour eux-mêmes. Ils songent à gagner, et point à perdre ; à se consoler et point à souffrir ; à posséder, et non à être privé ; à croître et jamais à diminuer. Et au contraire, tout l'ouvrage intérieur consiste à perdre, à sacrifier, à diminuer, à s'apetisser et à se dépouiller même des dons de Dieu, pour ne tenir plus qu'à lui seul. [147]

L'amour-propre malade est attendri sur lui-même, il ne peut être touché sans crier les hauts cris. ... Voilà tous les enfants d'Adam qui se servent de supplice les uns aux autres ; voilà la moitié des hommes qui est rendue malheureuse par l'autre, et qui la rend misérable à son tour ; voilà dans toutes les nations, dans toutes les villes, dans toutes les communautés, dans toutes les familles, et jusqu'entre deux amis, le martyre de l'amour-propre. L'unique remède pour trouver la paix est de sortir de soi. Il faut se renoncer, et perdre tout intérêt propre, pour n'avoir plus rien à perdre, ni à craindre, ni à ménager. Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de bonne volonté, c'est-à-dire à ceux qui n'ont plus d'autre volonté que celle de Dieu qui devient la leur. Alors les hommes ne peuvent plus rien sur nous car ils ne peuvent plus nous prendre par nos désirs ni par nos craintes. [165]

On se donne à vous pour devenir grand ; mais on se refuse dès qu'il faut se laisser apetisser. ... Ce n'est pas vous aimer, c'est vouloir être aimé par vous. [191]

Ils ignorent l'esprit d'amour, qui rend tout léger. Ils ne savent pas que cette religion [mène] à la plus haute perfection par un sentiment de paix et d'amour, qui en adoucit tous les maux. Ceux qui sont à Dieu sans partage sont toujours heureux. Ils éprouvent que le joug[20] de Jésus-Christ est doux et léger, qu'on trouve en lui le repos de l'âme, et qu'il soulage ceux qui sont chargés et fatigués, comme il a promis lui-même. [196]

Lettres spirituelles (vol. 2 de 1718) :

Se livrer à la grâce par un choix libre, c'est sans doute y coopérer de la manière la plus réelle et la plus parfaite. Il n'y a donc point d'oisiveté, ni de cessation d'actes dans ces moments de recueillement et de paix où vous dites, que notre travail doit cesser. Ce sont des moments où Dieu veut bien agir par lui-même (Lettre 66, 124)

Ce n'est pas assez de se détacher : il faut s'apetisser. En se détachant on ne renonce qu'aux choses extérieures, en s''apetissant on renonce à soi. (Lettre 85,154)

Dieu a retiré ces dons sensibles pour vous s'en détacher ... Tournez-vous vers l'Amour tout-puissant et ne vous défiez jamais de son secours ... quoiqu'il vous semble que vous n'ayez pas la force ni le courage de mettre un pied devant l'autre. Tant mieux que le courage humain vous manque ! [Lettre 109, 190-191]

... il me semble qu'il ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix me fait horreur, et ma lâcheté m'en fait aussi. Je suis entre ces deux horreurs à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion de souffrance. ... Il y a en moi, ce me semble, un fonds d'intérêt propres, et une [198] légèreté dont je suis content. La moindre chose triste pour moi m'accable. La moindre, qui me flatte un peu, me relève sans mesure. ... Dieu nous ouvre un étrange livre pour nou je s instruire quand il nous fait lire dans notre propre coeur. [Lettre 113].

Il faut nous accoutumer à supporter au-dehors la contradiction d'autrui, et au-dedans notre propre faiblesse.... Alors nous [200] désespérons de nous-mêmes, et nous n'attendons plus rien que de Dieu.... La révolte intérieure, loin d'empêcher le fruit de la correction, est au contraire ce qui nous en fait sentir le pressant besoin. En effet la correction ne peut se faire sentir qu'autant qu'elle coupe dans le vif. Si elle ne coupait que dans le mort, nous ne la sentirions pas. Ainsi plus nous la sentons vivement, plus il faut conclure qu'elle nous est nécessaire. [Lettre 115].

 [211] Il faut laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s'efface pas. Ce recueillement passif est très différent de l'actif, qu'on se procure par travail et par industrie en se proposant certains objets distincts et arrangés. Celui-ci [le passif] n'est qu'un repos du fond, qui est dégagé des objets extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l'objet distinct de nos pensées au-dehors, qu'il est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état ont fait en paix sans empressement ni inquiétude tout ce qu'on a à faire.  L'esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux, arrête et suspend notre action dès que l'activité de l'amour-propre commence à s'y mêler. Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel, et remet l'âme avec Dieu pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses devoirs. En cet état, l'âme est libre dans toutes les sujétions extérieures ; parce qu'elle ne prend rien pour elle de tout ce qu'elle fait. ... [212] Le silence que nous lui devons pour l'écouter, n'est qu'une simple fidélité à n'agir que par dépendance, et a cesser dès qu'il nous fait sentir que cette dépendance commence à s'altérer. Il ne faut qu'une volonté souple, docile, et dégagé de tout, pour s'accommoder à cette impression. L'esprit de grâce nous apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion. Ce n'est point une inspiration miraculeuse, qui expose à l'illusion et au fanatisme. Ce n'est qu'une paix du fond, pour se prêter sans cesse à l'Esprit de Dieu dans les ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien [213] pratiquer que les commandements évangéliques. [Lettre 119].

Désespérez toujours de vos propres efforts... Et n'espérez qu'en la grâce, à l'opération simple, unie et paisible de laquelle il faut s'accommoder. ... Vous n'aurez ni fidélité ni repos que quand vous consentirez pleinement [218] à éprouver toute cette vie tous les sentiments indignés et honteux qui vous occupent. ... Accoutumez-vous donc à vous voir injuste, jalouse, envieuse, inégale, ombrageuse. La paix est là : vous ne la trouverez jamais ailleurs. [Lettre 123].

il faut imiter la foi d'Abraham, et aller toujours sans savoir où. On ne s'égare que par se proposer un but de son propre choix. Quiconque ne veut rien que la seule volonté de Dieu, la trouve partout de quelque côté que la Providence le tourne ; et par conséquent il ne s'égare jamais. Le véritable abandon n'ayant aucun chemin propre, ni dessein de se contenter, va toujours droit comme il plaît à Dieu. La voie droite est de se renoncer, afin que Dieu seul soit tout et que nous ne soyons rien. J'espère que celui qui nourrit les petits oiseaux, aura soin de vous. [Lettre 128, 224].

il y a quatre mois que je n'ai eu aucun loisir d'étudier ... Il faut faire jeûner l'esprit comme le corps. Je n'ai aucune envie ni d'écrire, ni de parler, ni de faire parler de moi, ni de raisonner, ni de persuader personne. Je vis au jour la journée assez sèchement et avec diverses sujétions extérieures qui m'importunent : mais je m'amuse dès que je l le puis et que j'ai besoin de me délasser. [Lettre 151, 272]

soyez un vrai rien en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C'est sur le rien qu'il n'y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n'a point un moi dont il s'occupe. Soyez donc rien, et rien au-delà ; et vous serez tout sans songer à l'être. Souffrez en paix, abandonnez-vous : aller comme Abraham, sans savoir où. Recevez des hommes le soulagement que Dieu vous donnera par eux. Ce n'est pas d'eux, mais de lui par eux qu'il faut les recevoir. Ne mêlez rien à l'abandon non plus qu'au rien. Un tel vin doit être bu tout pur et sans mélange : une goutte d'eau lui ôte toute sa vertu. On perd infiniment à vouloir retenir la moindre ressource propre. Nulle réserve, je vous conjure. [Lettre 162, 299]

Que puis-je être auprès de vous ! Mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement en lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous ; je porte avec vous votre croix et toutes vos langueurs. (Lettre 164, 305)

On serait tenté de croire que la faiblesse et la petitesse sont incompatibles avec l'abandon, parce qu'on se représente l'abandon comme une force de l'âme, qui fait par générosité d'amour et par grandeur de sentiments les plus héroïques sacrifices. Mais l'abandon véritable ne ressemble pas à cet abandon flatteur. L'abandon est un simple délaissement dans les bras de Dieu comme celui d'un petit enfant dans les bras de sa mère. L'abandon parfait va jusqu'à abandonner l'abandon même. On s'abandonne sans savoir qu'on est abandonné : si on le savait, on ne le serait plus ; car y a-t-il un plus puissant soutien qu'un abandon connu et possédé ? L'abandon se réduit non à faire de grandes choses qu'on puisse se dire à soi-même, mais à souffrir sa faiblesse et son impuissance ; mais à laisser faire Dieu sans pouvoir se rendre témoignage qu'on le laisse faire.(Lettre 171, 318)

Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu'une même chose. ... Il ne faut être qu'un. Je ne veux connaître que l'unité. Tout ce que l'on compte au-delà, vient de la division et de la propriété d'un chacun.... Le moi que trop pour pouvoir aimer ce qu'on appelle lui elle. Comme ceux qui n'ont qu'un seul amour sans propriété ont dépouillé le moi, ils n'aiment rien qu'en Dieu et pour Dieu seul. Au contraire, chaque homme possédé de l'amour-propre n'aime son prochain qu'en soi et pour soi-même. Soyons donc unis pour n'être rien que dans notre centre commun, où tout est confondu, sans ombre de distinction. C'est là que je vous donne rendez-vous, et que nous habiterons ensemble. C'est dans ce point indivisible que la Chine et le Canada se viennent joindre, c'est ce qui anéantit toutes les distances. (Lettre 172, 319-320)

Vous direz à Dieu que vous ne trouvez plus son amour en vous, que vous ne sentez qu'un vide affreux, qu'il vous ennuie, que sa présence ne vous touche pas, qu'il vous tarde de le quitter pour les plus vils amusements, que vous ne serez à votre aise que lorsque vous serez loin de lui et plein de vous-même. Vous n'aurez qu'à lui dire tout le mal que vous connaîtrez de vous-même. Vous demandez de quoi l'entretenir. Eh, n'y a-t-il pas là beaucoup trop de matière d'entretien ? En lui disant toutes vos misères, vous le prierez de les guérir. (Lettre 179, 335)

Votre amour propre est au désespoir quand d'un côté vous sentez au-dedans de vous une jalousie si vive et si indigne, et quand d'autre côté vous ne sentez que distraction, que sécheresse, qu'ennui, que dégoût pour Dieu. Mais l'oeuvre de Dieu ne se fait en nous qu'en nous dépossédant de nous-mêmes à force d'ôter toute ressource de confiance et de complaisance à l'amour-propre. Vous voudriez vous sentir bonne, droite, forte et incapable de tout le mal. Si vous vous trouviez ainsi, vous seriez d'autant plus mal que vous vous croiriez assurée d'être bien. Il faut se voir pauvre, se sentir corrompue et injuste, ne trouver en soi que misère, en avoir horreur, désespérer de soi, n'espérer plus qu'en Dieu, et se supporter soi-même avec une humble patience sans se flatter. (Lettre 195, 364-365)

Vous avez passé votre vie à croire que vous étiez toujours toute aux autres, et jamais à vous-même. Rien ne flatte tant l'amour-propre que ce témoignage qu'on se rend intérieurement à soi-même, de n'être jamais dominé par l'amour-propre, et d'être toujours occupé d'une certaine générosité pour le prochain. Mais toutes cette délicatesse qui paraît pour les autres, est dans le fond pour vous-même. Vous vous aimez jusqu'à vouloir sans cesse vous savoir bon gré de ne vous aimer pas. Toute votre délicatesse ne va qu'à craindre de ne pouvoir pas être assez contente de vous-même. Voilà le fond de vos scrupules. (Lettre 225, 422).

 



[1] Le Gnostique de Saint Clément d’Alexandrie, publié par P. Dudon, Beauchesne, 1930. (Date tardive d’édition d’un texte majeur : Fénelon, malgré son rayonnement, fut mal représenté par ses innombrables éditions qui omettent une face intime inassimilable durant les deux siècles qui suivirent sa mort).

[2] Pour une approche convergente, “fénelonienne” par sa finesse, rédigée autour de 1820 : Leopardi, Zibaldone, [602].

[3] Leopardi, Zibaldone, [383].

[4] Œuvres I, Bibl. de la Pléiade, pages 610, 615, 635.

[5] Moralistes du XVIIe siècle, éd. J. Lafond, 1992, favorisant la maxime et une description centrée sur le cœur humain, ne consacre toutefois que deux pages à Fénelon (p.77-78).

[6] Distribution selon l’ordre des volumes : (1) écrits pour l’éducation des filles et du prince : 35% du choix par J. Le Brun dans : Œuvres I, 1983, 91-510, 1201-1230 & Œuvres II, 1997, 1-326, 1127-1134 ; (2) écrits religieux et philosophiques : 26% dans Œuvres I, 511-531& Œuvres II, 329-970 ; (3) écrits spirituels : 17% dans Œuvres I, 1983, 553 à 969 et écrits de controverses spirituelles dont l’Explication des Maximes (8% : Œuvres I,1001-1200), soit 25% ; (4) écrits politiques et divers : 14% (7% politiques dans Œuvres I, 541-551 & Œuvres II, 971-1123 et 7% divers).

[7] L’Explication des articles d’Issy, 1915 ; Le Gnostique, 1930 ; Mémoire sur l’état passif, 1956 ; de nombreuses lettres dans la Correspondance, 1972 sq.

[8] D’autres écrits partiels sont indiqués 1415 du t. I des Œuvres, 1983 ; ils sont souvent repris en 1718.

[9] DS 5.163.

[10] Cette opinion reste discutable, considérant les deux préfaces de l’édition de 1718 : la seconde, extrait partiel de 1715, est pompeuse et médiocre : serait-ce (déjà) l’oeuvre de Ramsay ? µ v. J. Le Brun, « Les œuvres de piété de Fénelon… », Revue des Sciences philosophiques et théologiques, janv. 1977, 4-18, outre les pages 1415-1418 du t. I des Œuvres, 1983.

[11] L. Cognet, DS 5.163 ; v. aussi DS 5.168.

[12] Choix dans : Fénelon, Œuvres I, 1983, « Œuvres spirituelles », 555-969 & Œuvres spirituelles…, Anvers, 1718, 2 vol. Nous suivons l’ordre et donnons les titres et la pagination selon 1983, suivie de la pagination 1718.

 

[13] DS 5.164 & 5.165.

[14] Œuvres I, 1416.

[15] Sagesse, 16, 20-21.

[16] Tradition du siècle depuis Benoît de Canfield, etc.

[17] Le Banquet, 180b.

[18] Le Banquet, 211a-b

[19] Psaume 72, 26.

[20] Matthieu, 11, 29-30.